Etre au monde, oui ! Mais sûrement pas de Ce monde ! Près de 20 années d’édition de billets de blog sur 20-minutes, Médiapart et Nouvelobs ; durant toutes ces années, sachez que tout ce qui est beau, rare, difficile et courageux ne m’aura pas été étranger ; d'où le choix de mes catégories et des sujets traités. Bonne découverte à tous ! Pour tout contact : uleski@yahoo.fr
17 Octobre 2024
Etangs, mares à canard, ruisseau, estuaire...
Saumâtres, douces ou salées, l'anguille est de toutes les eaux. Peu avenante, aveugle, peu engageante, personne ne souhaitera s'attarder sur ce poisson ; seule sa nage, une nage d'une élégance rare, une nage sereine, sauve l'anguille de la vindicte populaire injuste et parfois superstitieuse, qui touche la plupart des espèces serpentiformes car, quoi que l'on puisse dire à son sujet, il y a définitivement quelque chose de mystérieux chez l'anguille ; quelque chose d'indéchiffrable.
D'ailleurs, le vocable "poisson" ne convient pas car il y a de l'animal chez ce poisson solitaire et hautain ; de plus, sa capacité à vivre et à survivre hors de l'eau, increvable, des jours durant, est surprenante ; et cette endurance force un questionnement admiratif.
La nage de l'anguille argentée
L'anguille a du nez ; son odorat est sans doute l'un des plus performants ; un instant captive, l'anguille ne se trompe jamais de direction lorsqu'elle vous échappe et qu'il est question pour elle de regagner l'eau, serpentant parmi les hautes herbes, très vite insaisissable. Elle ne se résout jamais une fois prise à l'hameçon, la gueule grande ouverte, se débattant, impuissante mais courageuse ; pour un peu on jugerait l'entendre hurler au supplice ; et pourtant, l’anguille est sans doute le plus silencieux de tous les poissons, et plus encore lorsqu'elle se déplace tout près du fond comme pour ne jamais perdre le contact avec la terre.
Jusqu'à une profondeur qui s'évalue en milliers de brasses lorsque la mer des Sargasses l'accueille à nouveau, bien des années plus tard, dans l’océan Atlantique nord bordé par le Gulf Stream, c'est là que l'anguille se reproduit avant de mourir, devoir et destin accomplis, toujours silencieuse, à l'abri de tous les regards, car c'est là aussi qu'elle a vu le jour dans l’obscurité des abysses – ne la nomme-t-on pas « anguille abyssale » ! -, avant de remonter nos cours d’eau douce ou saumâtre pour y vivre sa vie d'anguille adulte après un voyage de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres.
Aujourd’hui, on parle de "mythe" à propos de ce voyage à la Jules Verne, l’anguille étant tout à fait capable, nous affirme-t-on, de frayer dans nos estuaires salés et vaseux, plus près, bien plus près donc du lieu où elle passera sa vie d’adulte.
Alors que la carpe avec ses yeux tout ronds, au regard tendre, et ses lèvres charnues, recherche la main de l’homme qui la nourrit au pain, argentée, jaune, grise, l’anguille l’ignore superbement ; paisible, laissant à sa cousine de mer, la murène, l’agressivité propre aux prédateurs, indépendante, elle ne compte que sur elle qui ne sort de son trou que la nuit pour se nourrir avant de regagner l’obscurité... encore l’obscurité ! Faut bien dire que la lumière l'agresse et que les rayons du soleil sont une souffrance. Sans doute ne cesse-t-elle jamais de revivre sa naissance et le milieu marin qui a recueilli ses premières ondulations de civelle dans des eaux insondables.
Alors que d'autres s'agitent, vont et viennent, montent et descendent, sautent, jaillissent, tout saumons qu'ils sont, du fond de sa cache toute la journée durant, trou vaseux et noir comme la nuit, immobile, détachée de tout, à quoi peut bien penser cette anguille à l'oisiveté aristocratique ?
Mystère ! Encore le mystère !
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Dégradation et fragmentation de son habitat, métaux lourds, dioxines, pesticides... bien que son espérance de vie soit évaluée à 25 ans, on dit l'anguille en voie d’extinction, menacée de toutes parts comme tant d’autres espèces.
La comtesse des eaux douces, saumâtres et salées, se laissera-t-elle décimer, impuissante, résignée puis définitivement vaincue ?