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Le meilleur de Serge ULESKI : société, politique, art et culture

Etre au monde, oui ! Mais sûrement pas de Ce monde ! Près de 20 années d’édition de billets de blog sur 20-minutes, Médiapart et Nouvelobs ; durant toutes ces années, sachez que tout ce qui est beau, rare, difficile et courageux ne m’aura pas été étranger ; d'où le choix de mes catégories et des sujets traités. Bonne découverte à tous ! Pour tout contact : uleski@yahoo.fr

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Serge ULESKI en littérature : "Cinq ans, cinq nuits" - extrait

      

Comme l'absence est lente. Elle s'écoule sans fin. Un fleuve à l'eau verdâtre et croupie, mauvaise à boire ; un vrai poison, cette absence !

 

 

                                              ***

 

L'été touche à sa fin. Le jour décline. Infatigables, ses filles chahutent et se querellent dans le jardin. Elle attendra la nuit pour monter se coucher, une fois morte d'épuisement. Hier soir avant de s'endormir, elle a pensé : « Encore une semaine ! Quand est-ce que je le reverrai ? Quand donc ? » Mais ce matin, à son réveil, son absence est revenue, butée et obstinée. Elle n'a pas pu s'en défaire. Un grand vide au sortir d'un mauvais sommeil qui ne la console plus ; elle n'a pas trouvé la paix : une fois de plus, elle a dormi pour rien. Elle a pensé : « Tout est à refaire... puisque tout est resté en place et que rien n’a bougé ».

      

Elle n'a pas oublié l'état de rêve dans lequel elle baignait, intimidée par ce malaise délicieux, à lui tout entière dans le tremblement indéfinissable de l'embarras de leur première rencontre. Elle n'a pas cherché à contenir ce désir affolé, cette flamme fébrile et claire surgie d'une braise brûlante de découverte ; volutes de l'enchantement et de l'émoi, elle n'a pas refusé cet instant suspendu, cette convulsion qui l'a cueillie au passage, un après-midi. Comme elle s'y est engouffrée avant de s'y enfermer, absorbée, avec une hâte juvénile et déterminée, dans ce désir effréné que tous deux assouvissaient dans la  solitude !

 

         Le temps d'une vision crue et brutale qu'aucune retenue ne peut voiler, elle le voit tel quel ce corps d'une clarté sans ombre avec sa nudité ; et quelle nudité ! Une révélation, cette nudité qui prenait racine dans un sursaut d'étonnement tendre et joyeux. Un enchantement, ce désir qui faisait que le corps grand et robuste de son amant se détendait et qu'il devenait enfin possible de l'approcher, de l'apprivoiser, de le découvrir de fond en comble et de s'en troubler ; un corps capable de faire taire tous les scandales d'une bienséance supposée bafouée et jugée comme telle par ceux qui n'ont pour seule connaissance de leur propre corps, et accessoirement de celui de leur partenaire, que la somme de leur incapacité à pouvoir l'appréhender, faute d'imagination et d'application. Le temps d'une buée fiévreuse dont elle a longtemps pleuré la privation, voilà que l'image réfléchie à l'infini de son immense et beau secret s'imprime et achève de la dissoudre. Aucun effort. Dans un long soupir, profond et lourd, elle ferme les yeux. Une envie sauvage arrache ce qui lui reste de raison. Tout se met en place au premier désir, à la première volonté : son regard à lui, son sourire, sa voix comme un espoir qui déroule le tapis rouge de son enchantement, sûr de lui, virtuose dans ses caresses ; et puis, la lumière et la pénombre une fois les rideaux tirés, elle, blottie, réfugiée contre lui, sans pudeur, acceptée sans condition ou bien, à la seule condition qu'il le soit aussi.

 

         Une main la guide sur le chemin à parcourir ; ses doigts à fleur de peau affinent le relief et les contours et assurent une cadence, un rythme soutenu vers une ascension certaine ; puis, une autre main pour ne pas être en reste avec tout ce qui porte à rêver, tout ce qui ouvre, tout ce qui entre et se referme dans la confusion d'un monde reconstitué dans l'urgence ; membres ivres de consentement qui ne desserreront pas leur étau avant la combustion du désir qui emportera tout, une perle de sueur sur le front venue témoigner de l'effort consenti et de la chaleur ainsi provoquée. Car elle s'enfonce maintenant dans ce qui lui reste d'intact et de vivant : cette partie d'elle-même inviolable, inatteignable, à l'abri de toutes les violences, de toutes les humiliations, de toutes les déceptions quand de la solitude étouffante on souhaite sortir à tout prix pour s'empresser de retrouver les mille et une caresses qui l'ont tant de fois menée là où pour rien au monde elle aurait souhaité céder sa place, et à la sienne, ne pas l'y trouver pour l'avoir tant désiré comme on convoite le bien d'autrui, sans scrupules, jusqu'à tout immoler, avant de rejoindre une jouissance éprouvée et indéfinissable, étroitement mêlée à l'angoisse de ne plus pouvoir en renouveler l'expérience...

                                                          

 

         Dieu ! Pourquoi cet étonnement soudain, ce retour haïssable vers tout ce qui la blesse et la rabaisse ? Où était-elle donc partie ? D'où revient-elle ? Que lui est-il arrivé ?

 

      Rien. Du moins, presque rien. Quand on a pleuré une privation cruelle et douce, et assouvi un désir qui n'aura sans doute rien résolu mais qui lui aura permis un court instant de ne pas désespérer de tout et d'elle-même, eh bien, dans ces moments-là, on sèche ses larmes avec la paume de ses mains, on sourit presque, car on se sent plus léger ; et la peine est moins étouffante, une fois la douleur atténuée.

 

 

***

 

 

La nuit approche et tout est à refaire. Épuisée, elle n'est plus que l'ombre d'elle-même, le cœur renversé, volonté à genoux, plongée dans une obscurité indéfinissable : un pessimisme haïssable. Ses trois filles chahutent encore et dans un instant, elles monteront se coucher. Le souvenir fiévreux de son intimité avec lui ne la quitte plus. Ses pensées emportées par une onde crépusculaire descendent au fil de l'eau un courant qui menace de l'emporter. Elle n'est plus qu'un symptôme : celui de son absence ; et lancinante en elle, la hantise des douleurs excessives du manque, à la limite de la rage, parfois.

 

Six mois se sont écoulés depuis leur première rencontre. La dernière remonte à trois semaines. Et depuis, elle n'a pas cessé de compter les jours d'absence et d'éloignement et puis, les heures pendant lesquelles il n'a pas appelé comme autant d'angoisses à surmonter mais sans jamais pouvoir les vaincre même après un soulagement tant attendu : celui que sa voix lui apporte quand il l'appelle. Oui ! Elle compte les heures, les jours et les semaines, elle compte et n'oublie rien. Elle se souvient du début pour mieux ne pas envisager la fin. Elle garde tout et se remémore chacune de ses paroles, chacun de ses gestes, chacun de ses regards porté sur sa constitution chétive. Elle préserve tout. Elle materne. Elle n'en démord pas. Hallucinée, elle refuse tout ce qui arrivera... en bloc, faute de pouvoir imaginer ce que nul autre ne saurait ignorer. Elle tue l'évidence pour sauver son entêtement et l'espoir qui le soutient.

 

Ces derniers jours, elle a rêvé de poursuites harassantes. Des cortèges d'épouvantes lui font la course. Les cauchemars succèdent aux cauchemars : abattement, résignation jusqu'à perdre le sens des mots espérance, joie, extase, avenir. Morbide attrait au fond d'un bassin funèbre, elle a perdu la chair de son amant. Elle ne peut plus le transpirer. Elle a trop espéré. Rien ne la soulage. Tous les maux l'accablent. Sa tête s'est mise à bouillir en un rien de temps à cause de la fièvre qui galopait à l'intérieur depuis le matin ; fièvre qui ne l'a pas quittée de la journée. Une fatigue insondable s'est emparée d'elle. Elle a pensé : « Attendre ! Attendre encore ! Attendre une grâce inespérée ? Si seulement… »

 

Empêtrée dans le souvenir de son amant, souvenir qui la gangrène à petit feu, il ne lui laisse plus aucun répit. Il est devenu sa seule intériorité. Plus d'échappatoire possible, il ne la quitte plus d'une semelle où qu'elle aille. Plus lourdes que des rocs, ses résolutions folles l'ont comme exilée. Livide, elle butte à chaque obstacle. La seule pensée de le perdre la glace. Debout, elle vacille. Assise, elle cherche sa respiration. Allongée, c'est l'étouffement qui la menace. Elle n'a plus qu'une envie : rejoindre la longue marche des écorchés vifs. Un précipice qui défie les pronostics les plus optimistes, un trou béant, cette angoisse qui, à son paroxysme, la frappait d'éblouissement. S'appesantir ? Autant dès maintenant accorder à la mort toute la place qu'elle ne se privera pas d'occuper tôt ou tard, avec ou sans son consentement car, pas plus que le soleil, cette angoisse ne se laisse regarder en face. Alors, on la contourne, on l'évite. Rituel de tous les enfermements cette obsession, on va, on vient. On a beau essayer d'autres combinaisons, d'autres itinéraires, rien n'y fait. Un labyrinthe cette hantise, une prison, cette dépendance qui nous détermine et nous circonscrit.

 

Non ! Pas moyen d'échapper à l'Autre. Il est nos moindres gestes. Il est ce qu'on n'osait plus être ou bien, ce qu'on ne soupçonnait pas. Il est celui par qui le scandale arrive, cet Autre qui nous mine car, il est la liberté qu'on se refuse à soi-même dans l'espoir qu'il en fasse de même. Passe-droit, il aura tous les devoirs de notre charge. Impulsion du matin, insomnie du soir, il est toutes nos craintes, aussi irraisonnées soient-elles. Par son absence, il est tous les reflets devant le miroir. Il est toutes nos humeurs. Il est celui qu'on chérit le plus au monde et celui qu'on maudit quand impitoyable, le manque nous gratifie d'un doute insupportable car il est la peur, oui, la peur, quand de le perdre, on a peur et puis, peur encore... qu'il ne s'égare et qu'il oublie de rebrousser chemin et ce faisant, qu'il nous oublie à jamais car, on n'en sort pas. Non ! L'Autre, c'est l'enclos, la barrière et le dernier horizon. Il nous prive de toute issue. Après lui, le précipice, brisé, démembré, disloqué, en miettes inconsolables. Volets fermés, rideaux tirés, porte verrouillée, il est la suffocation et la panique dans un espace qui se réduit à quatre murs et un plafond. Un ravage cet Autre ! Un cauchemar torrentiel son absence dont la rage et l'irréductibilité absolue de sa force vous terrifient et charrient des flots d'images avec pour seul thème récurrent le manque, encore le manque et la peur de ne jamais pouvoir le combler, ce manque insondable, qui vous aveugle et vous pousse au vertige.

 

Et c'est alors qu'elle a pensé : « Un lit ! Vite ! Un lit ! » Sa vie et tous les empires de tous les sens contre un lit ! Un lit pour s'y retrouver seule avant de l'y retrouver et de donner libre cours à une nouvelle tentative héroïque de survie et ne pas... surtout pas, sombrer dans la folie du manque.

 

Un lit ! Vite ! Un lit pour y faire le lit de retrouvailles fantasmées jusqu'à la déraison et s'empresser de le rêver... lui, encore lui, toujours  lui ! Se lover dans son souvenir, le cajoler, le contempler béate et puis, l'écouter et lui parler. Plus qu'un lit, son dernier refuge d'une urgence absolue dans lequel elle ira chercher un apaisement et un soulagement qui viendront résorber les hématomes d'un quotidien qui... pour ne pas l'épargner, invente sans cesse de nouvelles exigences, de nouveaux devoirs ; ecchymoses d'une existence dont elle ne retire rien faute de pouvoir en extraire quoi que ce soit qui en vaille la peine, sinon, les restes qu'on voudra bien lui laisser : miettes d'accalmie et de bonheur.

         Vite ! La chambre et puis, un lit avant l'arrivée de cet intrus insupportable dont la présence, même passive vous révolte et vous indigne. Une gêne haïssable la venue de ce conjoint. Bien plus encore... un viol, cette présence dans ce lit qu'elle avait cru pouvoir destiner à la remémoration de leur dernière rencontre : regards, paroles, gestes, sourires, éclats de voix, rires, gémissements, pleurs, puis le silence quand tout est dit, lui à ses côtés comme une unique et dernière assurance contre la désespérance, toute peur maîtrisée, tout danger écarté, apaisée.

 

Un lit mais… une porte aussi, dernier rempart, forteresse de son désir de ne plus rien voir et de ne plus rien entendre. Ah ! Cette porte que l'on ouvre pour mieux la refermer sur un monde qui a la prétention de nous faire oublier une raison d'être et de demeurer enjoué et debout, envers et contre tous ! Un monde étouffant d'inutilité et d'agitations incompréhensibles, à la longue... devenues étrangères, incongrues ; une vie aux responsabilités épuisantes, aux contraintes stériles et sans équivalence et sans réciprocité : un fardeau indigne cette vie !

 

Un lit et une porte pour ne plus entendre cette voix qui gronde sans raison et qui porte au delà des murs de ce foyer guerrier toute l'étendue d'une autorité dont l'exercice imbécile et veule achève de vous faire désespérer de tout, et de soi-même. Jappements inconséquents, aboiements indistincts et assommants ; ceux d'un chien face au danger qui se retire et qui n'avait de menace que l'idée que s'en faisait cet animal ; mille injonctions aux motifs inavouables d'intolérance et d'égoïsme ; intarissables de prétextes, ces injonctions qui viennent une nouvelle fois signifier à cette humanité maintenant inconsolable, eh bien, que rien ne saurait justifier l'éventualité de la menace d'une tentative de rébellion.

       Alors oui ! Une porte et puis, un lit pour y trouver enfin le sommeil et poursuivre en rêve le grand récit de leurs rencontres, après y avoir pleuré toutes les larmes dont notre humanité est capable quand tout la heurte, la blesse, face à cette vie qui lui refuse un destin juste et enviable. Et encore un lit… quand elle ne pourra plus le quitter… ce lit, vaincue au terme d'une résistance farouche, terrassée par l'immensité de la tâche qui l'attend... au pied et au saut de ce même lit, et derrière cette porte, incapable de retrousser ses manches et de revêtir le tablier d'un laminoir haïssable qui a raison et vient à bout de tous les entêtements aussi légitimes soient-ils.

 

Un lit mais… pour y prier qu'il ne devienne jamais sa tombe ; une tombe au marbre noir et lourd au terme d'une défaite que d'aucuns jugeront sans gloire et sans honneur.

 

 

                                   Serge ULESKI

 

__________

 

Pour prolonger, cliquez : Cinq ans cinq nuits - entretien avec l'auteur

 

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