6 Avril 2024
Rêves amers
Et la mer roula ces déshérités dans son suaire.
Elle para leur corps d'algues, ouvragées comme des fleurs, suspendit à leurs oreilles des boucles de varech. Elle chanta de sa voix suave pour calmer les terreurs des enfants, et les yeux fermés, tous glissèrent dans l'autre monde. Car la mort n'est pas une fin. Elle ouvre sur un au-delà où il n'est ni pauvres ni riches, ni ignorants ni instruits, ni Noirs, ni mulâtres, ni Blancs.
Les crabes sortirent de tous les trous du sable gris volcanique, tapissé de feuilles mortes, et se groupèrent en colonnes serrées. Cognant l'une contre l'autre leurs coquilles violacées, levant en l'air leurs mordants grands ouverts puissants comme des tenailles à clous.
Les morts ne meurent que s'ils meurent dans nos coeurs. Ils vivent si nous les chérissons, si nous honorons leur mémoire, si nous posons sur leurs tombes les mets qui de leur vivant ont eu leurs préférences, si à intervalles réguliers nous nous recueillons pour communier dans leur souvenir. Quelques mots suffisent à les rameuter, pressant leurs corps invisibles contre les nôtres, impatients de se rendre utiles.
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Malgré l'amitié d'Hester, la prison me laissa une impression ineffaçable. Cette sombre fleur du monde civilisé m'empoisonna de son parfum et jamais plus par la suite, je ne respirai de même façon. Incrustée dans mes narines, l'odeur de tant de crimes : matricides, parricides, viols et vols, homicides et meurtres et surtout, l'odeur de tant de souffrances.
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La mer, c'est elle qui m'a guérie.
Sa grande main humide en travers de mon front. Sa vapeur dans mes narines. Sa potion amère sur mes lèvres. Peu à peu, je recollais les morceaux de mon être. Peu à peu, je me reprenais à espérer.
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Il y avait cependant une chose que j'ignorais : la méchanceté est un don reçu en naissant. Il ne s'acquiert pas. C eux d'entre nous qui ne sont pas venus au monde, armés d'ergots et de crocs, partent perdants dans tous les combats.
Le coeur à rire et à pleurer
Quand, dix fois par jour, par le menu et le détail, ma mère me faisait le récit des incidents bien ordinaires qui avaient précédé ma naissance, ni éclipse de lune ou de soleil, ni chevauchements d 'astres dans le ciel, ni tremblements de terre, ni cyclones, j'étais toute petite, assise contre elle, sur ses genoux. Rien ne me faisait comprendre pourquoi je n'étais pas restée à l'intérieur de son ventre. Les couleurs et les lumières du monde autour de moi ne me consolaient pas de l'opacité où, neuf mois durant, j'avais circulé, aveugle et bienheureuse avec mes nageoires de poisson-chat. Je n'avais qu'une seule envie: retourner là d'où j'étais venue et, ainsi, retrouver un bonheur que, je le savais, je ne goûterais plus.
Le nouveau-né avait porté ses poings minuscules à hauteur de sa bouche et s'était recroquevillé entre les sabots de l'âne qui le réchauffait. Maya qui venait d'accoucher dans cette cabane où les Ballandra rangeaient leurs sacs d'engrais, leurs bidons de désherbant et leurs instruments aratoires, se lavait tant bien que mal dans l'eau d'une calebasse qu'elle avait eu la présence d'esprit d'apporter avec elle. Ses joues rebondies étaient inondées de larmes.
Elle ne se doutait pas qu'elle aurait si mal lorsqu'elle abandonnerait son enfant. Elle ne savait pas que la douleur lui déchirerait le ventre comme des crocs acérés. Pourtant, il n'y avait pas d'autre solution.
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