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Le meilleur de Serge ULESKI : société, politique, art et culture

Etre au monde, oui ! Mais sûrement pas de Ce monde ! Plus de 18 années d’édition de billets de blog sur 20-minutes, Médiapart et Nouvelobs, aujourd'hui sur Overblog... Durant toutes ces années, sachez que tout ce qui est beau, rare, difficile et courageux ne m’aura pas été étranger ; d'où le choix de mes catégories et des sujets traités. Bonne découverte à tous !

Dada et surréalisme : l'échec d'un dépassement - par Raoul Vaneigem

 

         Extrait de l’ouvrage "Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations - 1967

 

         " Le mouvement Dada a poussé la conscience du pourrissement à son plus haut degré. Dada contenait vraiment les germes du dépassement du nihilisme, mais il les a laissés pourrir à leur tour. Toute l’équivoque surréaliste vient d’une juste critique émise inopportunément. Qu’est-ce à dire ? Ceci : le surréalisme critique à bon droit le dépassement raté par Dada mais lorsqu’il entreprend, lui, de dépasser Dada, il le fait sans repartir du nihilisme originel, sans prendre appui sur Dada-anti-Dada, sans l’accrocher à l’histoire. Et comme l’histoire a été le cauchemar dont ne s’éveillèrent jamais les surréalistes, désarmés devant le parti communiste, pris de court par la guerre d’Espagne, grognant toujours mais suivant la gauche en chiens fidèles !

Un certain romantisme avait déjà prouvé, sans que Marx ni Engels ne songent à s’en inquiéter, que l’art, c’est-à-dire le pouls de la culture et de la société, révèle en premier l’état de décomposition des valeurs. Un siècle plus tard, tandis que Lénine jugeait la question frivole, les dadaïstes voyaient dans l’abcès artistique le symptôme d’un cancer généralisé, d’une maladie de la société tout entière. Le déplaisant dans l’art ne reflète que l’art du déplaisir institué partout comme la loi du pouvoir. Voilà ce que les dadaïstes de 1916 avaient établi clairement. L’au-delà d’une telle analyse renvoyait directement à la lutte armée. Les larves néo-dadaïstes du Pop Art qui prolifèrent aujourd’hui sur le fumier de la consommation ont trouvé mieux à faire !

Travaillant, avec en somme plus de conséquence que Freud, à se guérir et à guérir leurs contemporains du déplaisir de vivre, les dadaïstes ont édifié le premier laboratoire d’assainissement  de la vie quotidienne. Le geste allait bien au-delà de la pensée. « Ce qui comptait, a dit le peintre Grosz, c’était travailler pour ainsi dire dans l’obscurité la plus profonde ». Le groupe Dada était l’entonnoir où s’engouffraient les innombrables banalités, la notable quantité d’importance nulle du monde. Par l’autre bout, tout sortait transformé, original, neuf. Les êtres et les objets restaient les mêmes, et cependant, tout changeait de sens et de signe. Le renversement de perspective s’amorçait dans la magie du vécu retrouvé. Le détournement, qui est la tactique du renversement de perspective, bouleversait le cadre immuable du vieux monde. La poésie faite par tous prenait de ce bouleversement son véritable sens, bien éloigné de l’esprit littéraire auquel les surréalistes finirent par succomber piteusement.

La faiblesse initiale de Dada, il convient de la chercher dans son incroyable humilité. Pitre sérieux comme un pape, le Tzara qui, chaque matin, dit-on, répétait la phrase de Descartes «  Je ne veux même pas savoir qu’il y eut des hommes avant moi », ce Tzara est bien celui qui, dédaignant des hommes comme Ravachol, Bonnot et les compagnons de Makno, rejoindrait plus tard le troupeau de Staline. Si le mouvement Dada s’est disloqué devant l‘impossible dépassement, c’est qu’il lui manqua l’instinct de rechercher dans l’histoire les diverses expériences de dépassement possible, les moments où les masses en révolte prennent leur destinée en main.

Le premier abandon est toujours terrible. Du surréalisme au néo-dadaïsme, l’erreur initiale se multiplie et se répercute sans fin. Le surréalisme en appelle au passé, mais de quelle façon ? Sa volonté de corriger rend l’erreur plus troublante encore quand, faisant choix d’individualités parfaitement admirables, il en écrit tant et si bien qu’il obtient pour ses protégés une mention honorable dans le panthéon des programmes scolaires. Une promotion littéraire, pareille à la promotion que les néo-dadaïstes  décrochent pour leurs ancêtres dans l’actuel spectacle de la décomposition. 

(...)

Au nihiliste, il manque la conscience du nihilisme des autres ; et le nihilisme des autres s'inscrit désormais dans la réalité historique contemporaine ; il manque au nihilisme la conscience du dépassement possible. Cependant, cette survie où l'on parle tant de progrès parce que l'on désespère de progresser est aussi le fruit de l'histoire, elle procède de tous les abandons de l'humain qui jalonnent les siècles. J'ose dire que l'histoire de la survie est le mouvement historique qui va défaire l'histoire. Car la conscience claire de la survie et de ses conditions insupportables fusionne avec la conscience des abandons successifs, et conséquemment avec le vrai désir de rependre le mouvement de dépassement partout dans l'espace et le temps, où il a été prématurément interrompu. Le dépassement, c'est-à-dire la révolution de la vie quotidienne, va consister à reprendre les noyaux de radicalité abandonnés et à les valoriser avec la violence inouïe du ressentiment. L'explosion en chaîne de la créativité clandestine doit renverser la perspective du pouvoir..."

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